Côte d'Ivoire 2014/Missions/Projets à Nancy

Récits et portraits: les ivoiriens pendant la crise

chefduvillageComment est né ce projet ?

En juin 2014, nous, dix membres d’Afric@ction, partions à Dompleu, dans la région des dix-huit montagnes, à l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Cette région a été particulièrement touchée par la crise de 2010-2011. En arrivant, nous n’avions pas suffisamment conscience que cette crise était si récente, si proche. De nos discussions avec les habitants est né un projet : réaliser une série d’interviews et de portraits retraçant leur vécu de la crise de 2010-2011, leur vision du gouvernement actuel et leurs espoirs pour le futur. C’est dans la cantine de l’école que nous avons réalisé une première interview avec Juliette et Djamila. Puis d’autres se sont succédés, moments particuliers, à la lueur d’une ampoule dans la nuit ou à l’ombre de la terrasse. Léna a réalisé les portraits, dont celui du chef du village (photo ci-dessus) que nous n’avons malheureusement pas pu interviewer faute de temps. Nous avons essayé de laisser parler les habitants, sans les orienter, en posant quelques questions majeures : Comment avez-vous vécu la crise ? Quelle est votre vision du gouvernement actuel ? Comment envisagez-vous le futur ? Les témoignages sont restés majoritairement dans leur état brut, avec une séparation en paragraphes pour plus de lisibilité. Les interviews ont été menées à Dompleu, au centre social de Man et également à Abidjan (Olivier). Nous avons rencontré aussi bien avec des partisans de Gbagbo que d’Alassane Ouattara.
Témoignages recueillis par Djamila, Juliette  et Léna
Photos: Léna

Quelques rappels chronologiques :

7 août 1960: La CI, ancienne colonie française obtient son indépendance.

27 novembre 1960: Félix Houphouët-Boigny, membre du parti démocratique de Côte d’ivoire (parti unique) est élu président de la République.

Jusqu’à la fin des années 70: réussite économique et paix sociale entre les différents groupes ethniques.

Début des années 80: Le miracle économique s’effondre avec la baisse du prix des matières premières.

Décembre 1993: Mort de Félix Houphouët-Boigny, remplacé par le président de l’Assemblée nationale Henri Konan Bédié.

22 octobre 1995: Henri Konan Bédié est élu président de la République.

24 décembre 1999: Coup d’état militaire du général Robert Gueï. Création d’un Comité national de salut public.

Octobre 2000: Elections présidentielles. L’annonce de la victoire de Robert Gueï mène à des soulèvements populaires qui entrainent la reconnaissance par la Commission électorale de la victoire de Laurent Gbagbo (Front Populaire Ivoirien) qui sera investi pour cinq ans.

Septembre 2002: Tentative de coup d’Etat militaire, se transforme en rébellion dans le nord du pays. Opposition Nord-Sud.

Jusqu’à 2006: Le pays est en proie à une rébellion armée.

2003: Accords de Marcoussis, élections présidentielles prévues en 2005 mais sans cesse repoussées.

31 octobre 2010: Premier tour de l’élection présidentielle ivoirienne, Laurent Gbagbo (Front Populaire ivoirien) obtient 38 % des suffrages, Alassane Ouattara (Rassemblement des républicains) 32 % et Henri Konan Bédié (Parti démocratique de CI) 25,1 %.

28 novembre: Deuxième tour entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara.

2 décembre: Annonce de la victoire d’Alassane Ouattara avec 54,1 % des voix par la Commission électorale indépendante après le délai légal de trois jours après le scrutin suite à des difficultés dans l’établissement des résultats. Les Nations Unies saluent l’annonce des résultats. Laurent Gbagbo conteste les résultats pour cause d’irrégularités et dépose un recours devant le Conseil Constitutionnel.

3 décembre: Le Conseil Constitutionnel proclame la victoire de Laurent Gbagbo avec 51,5 % des voix.

4 décembre: Laurent Gbagbo se fait investir président et Alassane Ouattara prête serment « en qualité de président de la République ». Parallèlement, les deux camps forment un gouvernement.

La Côte d’Ivoire fait donc face à un blocage politique avec deux Présidents, deux Premiers ministres et deux gouvernements. Des affrontements entre pro-Gbagbo et pro-Ouattara éclatent dans tout le pays. Après une intervention de l’ONU, Alassane Ouattara est investi le 21 mai 2011. La France était militairement engagée aux côtés de l’ONUCI. Depuis septembre 2014, la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) a commencé l’audition de victimes des conflits politiques des dix dernières années.


« En ce moment on parle de démocratie mais on ne la vit plus. »

 Sado Gondo – 24 ans – Président de la jeunesse du quartier de Cocody à Dompleu

80808343315d78849cc533bda01e453ad75c186f3b6c0c4a70f7961326202ec1269500f8 Heureusement que ce n’était pas une guerre civile, c’était seulement entre militaires. On a perdu tous nos biens. Ce qui était dur c’était de ne pas être informés. On n’avait pas la télé et la radio passait rarement. Surtout dans la région de Man, on était coupés du reste du pays. A Abidjan, on se méfiait de nous, les gens pensaient qu’on était tous des rebelles.

Depuis l’arrivée d’Alassane Ouattara, le pays est reposé. Mais il y a encore beaucoup de gens en prison et les politiciens, les artistes ont fui. Les adversaires de Ouattara craignent de mourir si ils reviennent. Je me rappelle d’un jour à Dompleu où tout le village était vide. Tout le monde avait fui en brousse. Seulement quelques jeunes sont restés pour garder le village, à l’abri à l’école pour éviter les balles perdues. On a retrouvé deux cadavres.

Pour ce qui est de la réconciliation, on a fini par comprendre qu’en temps qu’humains, on doit tous s’entendre. Mais c’est impossible d’oublier : comment guérir cette plaie qui est dans notre cœur ? Le parti adverse pose toujours problème. On ne peut pas parler de réconciliation tant qu’il y a encore des emprisonnés. Les prisonniers n’ont même pas été pris en compte lors du recensement de la population. Le FPI n’a pas présenté de candidats aux municipales, on ne peut pas vraiment parler de stabilisation.

Ouattara a promis l’émergence de la Côte d’Ivoire pour 2020, il bitume les routes mais il n’a pas touché aux points essentiels. On ne peut pas oublier le fait qu’un président aimé pendant 10 ans soit maintenant en prison. Le pays est loin d’être tranquillisé, on se demande si les rebelles vont encore se révolter. Le président travaille beaucoup mais il est enfermé.  On lui reproche de s’être entouré seulement de certaines ethnies, comme les Dioulas et d’avoir mis ses frères aux postes clefs. Il y a seulement un Yacouba au gouvernement. Il [Alassane Ouattara] voyage beaucoup, il a fait le tour de la Côte d’Ivoire, il connaît nos besoins mais il n’y répond pas. Il a des contacts, il voyage mais la population souffre.Ouattara a promis que la corruption cesserait le jour de sa prise de pouvoir mais la corruption ne finira pas en un jour en Afrique. Une fois que les dirigeants sont élus, la population ne compte plus.

Le problème c’est qu’on a beaucoup de ressources mais qu’on ne sait pas les exploiter. Ce qui m’a choqué, c’est que nous sommes des humains, que nous étions un pays où il y avait la démocratie mais que la guerre nous a fait retomber en arrière. Il n’y a plus de démocratie depuis Felix Houphouët-Boigny. Il y a de plus en plus de drogue parmi les jeunes. En ce moment on parle de démocratie mais on ne la vit plus.

Je sais lire et écrire, ça me rend heureux car tout le monde n’a pas cette chance, mes parents par exemple. Sans ça, on ne pourrait pas communiquer ensemble ici.


« J’ai laissé tomber la politique car c’était trop dangereux. Si tu n’as pas de chance, tu payes avec ta vie. »

Bertine Sopoudé, Mariée (mari décédé en 2013) – Présidente du groupe  Kakoussé (Groupe de 30 femmes qui épargne chaque semaine) 1146720532288d9dce77391a37b42abef916d47ddc062c46d1242635a5660665403959d3Je suis une formation sur la violence, le droit des femmes, le respect, la vie de famille, la façon de gérer son argent, d’attirer la clientèle. Je suis aussi coordinatrice au bureau mais ça sert à rien, c’est pas bien la politique.

Les loyalistes ont quitté Abidjan, sont arrivés dans le village alors qu’il était occupé par les rebelles. On a été accusé d’avoir hébergé les rebelles. Nous avons fui. Un membre du village, loyaliste, a pu les empêcher de tirer. Les deux groupes se sont croisés. On a tout perdu. Ils ont tout pris. Il y a eu des morts, des malades, des noyés. Tout a été gâté, est resté en brousse.  Nous n’avons pas reçu d’aide pour réarranger nos plantations.

C’était la première fois qu’on vivait la guerre. Je ne savais pas que c’était aussi mauvais. Un neveu est resté dans ça. Avant, on se nourrissait bien mais maintenant c’est difficile, même si ça commence à être mieux. Des membres d’ONG sont venus faire des rapports sur nos plantations gâtées. Les ONG ont pitié mais nous, on ne reçoit pas l’argent qu’ils envoient. Ça reste à Man.

J’ai laissé tomber la politique car c’était trop dangereux. Si tu n’as pas de chance, tu payes avec ta vie. Mon père est ancien combattant, il a fait l’Indochine, la Mauritanie et l’Algérie. Il m’a conseillé d’arrêter et j’ai suivi ses conseils. Il faut travailler pour soi-même mais pas faire de la politique.

Je préfère faire autre chose que d’être engagée politiquement. Je veux que la Côte d’Ivoire soit un pays de paix, comme avant au temps de Felix Houphouët-Boigny. Je veux la paix en Côte d’Ivoire. Il ne faut pas que des choses comme ça se répètent.


« Le bruit des fusils est resté gravé dans nos mémoires. Certains en sont devenus fous. Je suis là malgré tout cela. »

Céline Dion 76865254d9c8ca5900a7c8ac27c95fb5b233c303e59489d200f2d9fe643d9ad107e8de86Mon père est le chef du village. La guerre est mauvaise. Par la grâce de dieu, il ne m’est rien arrivé.

Dans le village, il y a eu des pillages, des morts, des blessés. Le bruit des fusils est resté gravé dans nos mémoires. Certains en sont devenus fous. Je suis là malgré tout cela. Il ne faut pas se diviser. Il faut être un bloc. C’est aussi pour cela que le village se regroupe en coopératives. C’est seulement en se regroupant qu’on peut démultiplier nos forces.

La situation est loin d’être stabilisée. Il y a encore des rackets d’argent et des braquages sur les routes. Ce n’était pas le cas avant la guerre. Le problème principal, c’est les armes. Tant que des personnes qui ne sont ni policiers ni gendarmes ni militaires de l’Etat possèderont des armes, il ne pourra pas y avoir de paix. Le gouvernement doit arracher les armes à la population. Grâce à la France, les rebelles ont commencé à déposer les armes.

Les hommes aiment trop la guerre. Nous les femmes, on ne peut pas s’immiscer dans les affaires politique ni dans la crise. Notre rôle est de raisonner nos maris pour qu’ils ne laissent pas de veuves et d’orphelins derrière eux. Mon mari est pasteur… dans l’avenir je vais servir l’éternel.


« Ils ont tiré sur mon frère, il est tombé dans l’eau et il y est resté. »

Goh Apou Noël – 34 ans – Planteur de cacao et de café 06170537f1df8ca668caf1f64abf3b98cb0ac7844e7cb5534f314d10b6c48685858a6f1f On a du abandonner des maisons pour fuir en brousse. On a pillé ma maison, on m’a tout pris. Le cinquième adjoint a créé un mouvement des planteurs, a donné des cabosses, des pépinières. Ces champs sont en production depuis 2004.

Je suis un politicien, j’étais dans le FPI, le parti de Gbagbo. Quand j’étais à Abidjan, j’ai vu les français tirer. Ils ont tiré sur mon frère, il est tombé dans l’eau et il y est resté. On marchait sans armes pour dire aux français de rester chez eux. J’étais sur les lieux, j’ai vu qu’ils ont tiré. Un être humain en moins. On n’avait rien en main, ils pensaient qu’on venait contre eux, ils ont commencé à tirer.

Ça a chauffé parce que Gbagbo a permis d’ouvrir le feu pour pouvoir chasser les français. C’est les français qui sont à la base de la chasse à Gbagbo dans le bunker, ce sont eux qui l’ont livré aux rebelles. Alassane Ouattara dit qu’il veut la paix. Mais moi, je constate qu’il y a des règlements de compte continus car les partisans de Gbagbo sont encore en prison.

Pour faire la paix, il faut que tout le monde sorte de prison. Il n’y a pas de partisans de Ouattara en prison. Les jugements sont sans cesse reportés. Ouattara n’a pas été élu ouvertement. Les soldats sont arrivés dans les bureaux de votes et ont sorti les armes. La population a pris peur. Les urnes ont été remplies. Ouattara a été amené au pouvoir par un coup de force. Mais il travaille, il a entrepris le bitumage des grandes voies. Il faut que Gbagbo soit libéré pour que Ouattara puisse faire un deuxième mandat paisible.

Mon grand frère qui est pasteur a fui au Libéria. Sa maison a été saccagée, pillée, et on l’a frappé. Mon autre frère est parti en Iran. Tous les pasteurs ont fui. On a fui en brousse. Ce n’est pas facile de vivre deux mois en brousse pour un homme.

Avez-vous été personnellement touché ?

Je n’étais pas comme cela avant (NB Brûlures). Lorsque Gbagbo est arrivé au pouvoir à Abidjan, les rebelles ont versé de l’eau chaude avec des pompes.

Quels espoirs avez-vous pour le futur ?

Les pasteurs m’ont parlé, je suis chrétien, je veux la réconciliation. Je ne suis plus engagé dans le parti de Gbagbo. Il ne peut pas y avoir de groupe avec un chef en prison. Je suis donc indépendant. Pour l’instant, je regarde et j’analyse. Je suis responsable dans le bureau du président des jeunes, je suis président de quartier et prédicateur à l’église. Il faut que les jeunes s’activent. Il faut laisser les armes, les rancœurs pour travailler main dans la main. Ce qui me rend heureux ? Mes enfants sont à l’école et Jésus Christ tout puissant veille sur nous. L’éducation est importante pour que les enfants soient sages et connaissent le papier. J’ai fréquenté l’école du CP au CM2. Je suis un homme qui a beaucoup voyagé. Nous prions pour que le gouvernement fasse face aux problèmes des planteurs, pour que les prix soient intéressants, il faut nourrir nos familles.


« Ma fille va à l’école, la fille de ma sœur passe son bac cette année. Mes enfants iront à l’université. »

Eléonore Tiéoulé – Ménagère, elle travaille au champ de riz, maïs et manioc. 21365749e8a23484e44f8c5e2facc3465f5546df7d5abc98087b904980ab139bf0d88e3a Il y a eu la mort côté civil. Toutes les promesses ont été rompues, on est dans la souffrance. Guéï a été tué. Les Manois [Habitants de Man] ont voulu se rebeller. Les loyalistes sont arrivés et ça a été la guerre. Tous les sacs de riz ont été volés, nos vingt moutons aussi. Mon grand frère a été tué. L’ainé de la famille a été touché par une balle perdue. Ça a chauffé. On a fui en brousse. On se débrouillait, on faisait cuire du manioc, pendant que les loyalistes et les rebelles se tuaient entre eux. Les vieilles qui ne pouvaient pas marcher sont restées cachées dans les cases.

Moi-même je faisais de l’attiéké, mais ils ont saccagé ma machine. Si je retrouve une machine, je pourrai aider ma famille. Je ne sais pas comment m’en sortir.  Juste dedans, ça a duré un an. Je veux que la paix règne en Côte d’Ivoire pour toujours. La paix, je demande la paix en Côte d’Ivoire, mais les moyens nous manquent, rien que de gagner 500 francs CFA [NB 600 francs CFA = 1 euro], c’est dur.

Mon souhait est que l’Etat nous aide à retrouver nos commerces pour que nous ne soyons pas voleurs dans les villes. Les jeunes sont au chômage, on ne sait pas quoi faire. Il nous faut de l’eau potable. Quand on boit de l’eau potable, on a la santé. A Dompleu, on n’a pas d’infirmerie, on est obligés d’aller à Man. Le gouvernement n’aide pas les femmes alors qu’elles sont très courageuses.

Mais Ouattara fait du bon travail. Il continue celui d’Houphouët-Boigny. Il goudronne les routes et construit une université à Man. C’est ça un bon président.

Ma fille va à l’école, la fille de ma sœur passe son bac cette année. Mes enfants iront à l’université. Je suis à l’UDCPI [Union pour la paix et la démocratie en Côte d’Ivoire] depuis l’arrivée du général Guéï au pouvoir. C’est le parti de mon frère, de mon oncle, de mon père. Je suis représentante des jeunes filles de ce parti à Dompleu, ça me plait.


« J’étais à la plantation de riz, quand j’ai entendu du bruit. On croyait que c’était le tonnerre, mais c’étaient les fusils. »

Denice Goh – 71 ans – à l’école jusqu’au CE1 – Acheteur de produits pendant 24 ans

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La crise en Côte d’Ivoire c’était en 2002. J’étais à la plantation de riz, quand j’ai entendu du bruit. On croyait que c’était le tonnerre mais c’étaient les fusils. Toute ma famille est partie en brousse, moi, je suis resté ici. C’est mieux qu’on retrouve mon cadavre ici, plutôt que de mourir en brousse. Les rebelles ont pris beaucoup de choses, dont ma machine à coudre.

Quand on nous a dit que la guerre était finie, on n’a pas voulu le croire car le bruit des fusils était toujours là. Ça vaut mieux de dire tout de suite la vérité.

On avait des plantations de café et de cacao mais tout est resté en brousse. On a fait faillite, nous, les planteurs. On n’a plus d’argent. C’est ça ce qu’on vit ici : on vit mal. L’argent c’est le nerf de l’homme. Sans argent, on vit mal. Dans mon temps, on mangeait bien. C’était doux. C’était mieux avant, tout était moins cher. Le transport Man-Abidjan avant ça coutait 3000 Francs CFA et maintenant, on paye 8000 Francs CFA.

J’ai vécu l’indépendance de la Côte d’Ivoire. On faisait ce qu’on voulait, on nous emmerdait pas, personne ne nous forçait à rien. Mais on a toujours dépendu des français. S’ils nous laissent, on est morts.

Quand j’avais 15 ans, j’ai vu De Gaulle à Abidjan. Il était géant, mais on a quand même dû monter sur des camions pour le voir.

J’ai un souhait : qu’un de mes fils aille en France. S’ils vont en France avant ma mort, je serais content. Dieu a voulu que j’aille en France, mais Satan a refusé.

En 80, j’étais membre du PDCI. Je soutiens ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui et je veux que le gouvernement nous sorte de la souffrance.


 « Les femmes ont tout pour convaincre mais les hommes ne nous font pas assez confiance. »

Marie-Louise Nanga – Directrice du centre social de Man

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J’ai choisi de venir ici car avec la crise, toutes les structures sociales ont été saccagées. On cherchait des gens au niveau du ministère pour venir dans cette localité. Je suis de Jacqueville, du sud de la Côte d’Ivoire. Ici, les femmes étaient à la merci des hommes en arme et devaient s’occuper des enfants restés à la maison pendant que les hommes étaient à la guerre. Beaucoup sont morts. Les femmes ont été obligées de trouver des activités pour nourrir la famille : commerces, champs. Elles étaient l’objet d’attaques (coupeurs de routes, viols, agressions physiques). Elles avaient besoin d’un centre pour les écouter, parler avec elle pour qu’elles sortent de leur frayeur, du traumatisme. Surtout quand la famille est décédée.

Les gens confondent politique et ethnies. C’est plus intéressant de regarder l’objectif, l’idéal du politique. Si quelqu’un veut être président de la république, il faut qu’il nous dise ce qu’il veut pour la Côte d’Ivoire. Mais il y a un problème de non alphabétisation, certains ne vont pas comprendre.

L’ouest de la Côte d’Ivoire est une région forestière, apte pour les cultures vivrières et industrielles. Lors de la colonisation, ils ont fait la division des nations sans tenir compte de certains problèmes  ethniques. Le problème du tracé de la cartographie c’est la séparation des ethnies. Certaines ethnies ont vendu des parcelles pour scolariser les enfants ou avoir le minimum. Mais elles ont tellement vendu qu’elles n’en possèdent plus. Ceux qui ont beaucoup acheté, ce sont les étrangers. L’Ouest est moins développé. Les gens se sentent dépouillés ici.

Que pensez vous de la Présence française en Côte d’Ivoire ?

C’est important que les français soient là car on n’a pas les moyens sur plan sécuritaire, pas d’arsenal suffisant pour la sécurité de la Côte d’Ivoire. C’est grâce à eux (NB les français) que des structures ont été créées. Le développement se fait en partie grâce à eux, on ne peut pas le nier. Il y a des grandes sociétés françaises ici.

(Ce qu’on aurait souhaité, c’est que la population soit vraiment informée pour tout ce qui touche le développement et impliquée. L’information doit être donnée à tous. )

Le gouvernement essaie de faire son travail mais la satisfaction est partielle. On avait peur des groupes armés, les voir chaque fois avec leur arsenal. Mais ça a diminué. Le volet social n’est pas trop pris en compte. Certains vivent dans une pauvreté extrême. L’action n’est pas suffisante sur le plan de la santé. [Elle nous montre des photos d’enfants dont les parents viennent la solliciter pour obtenir des fonds pour les faire soigner] Un papa qui vient avec une jeune fille malade à qui on demande d’aller se faire soigner à Abidjan. Alors que c’est difficile pour eux de survivre ici. Mais même en essayant de collecter pour payer, on avait pas assez. Il y a beaucoup de choses à faire sur le plan social.

Que pensez-vous de la sortie de crise ?

La sortie entre les deux, je n’ai pas apprécié la manière dont ça s’est passé ; Les deux devaient se mettre au dessus de tous les différends. Les élections, les gens ont triché, pas triché, je ne veux pas savoir. Les deux devaient s’accorder pour l’intérêt général du peuple et ne pas camper sur leurs positions. C’est nous qui en avons subi les conséquences.

Pensez vous que c’est la fin de la crise ?

La crise n’est pas finie. Certains groupes ne sont pas encore satisfaits. Aucun parti n’a raison. Il y a eu des morts de chaque côté. La rancœur est encore là. On essaie de dire “bon laissons tout tomber“. Mais  Gbagbo est en prison, c’est difficile pour ses partisans de l’accepter. Les blessures dans le cœur de chaque parti ne sont pas fermées. Ce qu’on veut c’est plus de cohésion sociale. C’est possible si les deux se surpassent. Si Ouattara va voir Gbagbo, qu’ils discutent, qu’ils reconnaissent que c’est un grand malentendu avec beaucoup de pertes humaines, et qu’aujourd’hui on laisse tout tomber, que les deux s’embrassent. Que ce soit l’Etat qui fasse qu’on va oublier.

Quel est le futur des femmes en Côte d’Ivoire ?

Si les femmes de la basse société sont formées, alors beaucoup de choses peuvent changer en CI. Pour qu’elles participent elles-aussi aux instances politiques. Les femmes ont tout pour convaincre mais les hommes ne nous font pas assez confiance.

J’ai 55 ans. La retraite n’est pas loin. Je suis en train de créer une fondation pour aider les personnes en difficulté sur le plan de la santé : diabète, cancer. J’ai eu le cas d’une fille diabétique de 17 ans, 28 kilos. Les parents ont pensé que c’était une sorcière et n’ont pas assumé leurs responsabilités. Elle est décédée. Le VIH sida est très présent et certaines personnes infectées n’ont pas d’appui nutritionnel suffisant pour prendre leurs médicaments.

Pour que la CI soit indépendante il faut qu’elle soit soutenue véritablement. Les gens envoient de l’argent mais ça nous on ne le perçoit pas. Moi je suis allée en France, une cinquantaine de fois, en Angleterre, en Italie. Je vois à Paris des Ivoiriens qui sont dans des situations compliquées. Pour que les gens arrêtent de partir là-bas, il faudrait ici aussi le financement de structures, de petites sociétés. Ici, il n’y a pas de financement pour de petits projets, pas de banques pour aider. Je connais un jeune qui s’est suicidé là-bas en France car il ne pouvait pas supporter. Les gens pensent que là-bas tout est cuit, mais c’est pas vrai c’est pas la réalité. Il faut une carte de séjour. Il faut financer les projets des jeunes, les aider pour pas qu’ils partent en Europe mourir sur les routes ou dans des bateaux. Je suis scandalisée deux fois, en tant que maman. J’ai une fille à Lyon. Ceux qui sont en Europe n’ont pas le travail en fonction de leur formation. Le marché du travail est compliqué.

Une dernière chose à dire ?

Je veux dire aux jeunes étudiants que c’est bien que vous soyez venus voir les réalités du terrain. Pour pas dire des choses fausses. Nous, nous sommes une Côte d’Ivoire avec plus de soixante ethnies. Ethnie ou pas on doit pouvoir s’accepter malgré nos différences. Les informations n’arrivent pas à la base.  Il faut qu’ils sachent que nous aussi, on souhaite qu’ils échangent avec des jeunes d’ici pour parler de leur expérience. Ce n’est pas qu’en France qu’on peut faire sa vie. On a plein de potentiel ici. On peut faire sa vie là où on est. On a internet ici. Ils peuvent correspondre ensemble. Il faut aider les jeunes au changement de mentalité. Il faudrait donner des conseils aux gouvernants pour qu’ils puissent faire face aux difficultés. On ne voit pas le résultat des actions.


« En tant qu’assistant social, je n’avais pas de parti pris dans la crise. Mon parti, c’était d’aider les gens. »

Loukou Kanga – Assistant social spécialisé dans les violences basées sur le genre, il travaille au centre social de Man.

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La ville de Man n’a pas été assiégée mais il y a eu beaucoup de déplacés de Duékoué, une ville à 80 km de Man. Des hommes ont été menacés. En 2010-2011, la ville de Man avait été sécurisée grâce à la présence de la base militaire. Il fallait encadrer et recenser des gens qui pleuraient. Au contraire de 2004 où la ville avait été touchée. Des enfants et des parents ont été perdus ou sont morts. Il a fallu organiser les déplacés par affinités et leur trouver un espace : le camp militaire a servi à ça. Les ONG ont été très importantes pour les gens malades et les déplacés, dont UNICEF. Des gens sont partis.

Je n’ai jamais eu d’atteinte personnelle pendant la crise, mais j’ai eu des sueurs froides quand un homme s’est caché dans ma cuisine lors de tirs dans la cour voisine, car ma voisine était de l’autre bord politique. Je me suis enfermé dans ma chambre et si quelqu’un m’aurait découvert, j’aurais été tué car considéré comme complice. Surtout Duékoué a été touché. En tant qu’assistant social, je n’ai pas de parti pris dans la crise. Mon parti c’était d’aider les gens. Mais je suis satisfait par la politique actuelle. La présence française a été très ressentie lorsque les rebelles avaient coupé l’eau courante. L’armée française l’a fait revenir grâce à l’acheminement de bidons d’eau.

Après la crise, le comportement des gens est devenu beaucoup plus violent, notamment par rapport aux femmes et aux enfants. Les armes sont utilisées comme moyen de domination. Il y a eu des viols sur les femmes et des enfants de 6, 8, 13 ans, les femmes étaient battues. Il y a eu du laisser-aller et du laxisme suite à la guerre. Les gens faisaient ce qu’ils voulaient. Mais il y a de l’espoir.

Sur le terrain, j’aime bien y aller, mais c’est pas facile. Je rencontre les gens et je me rends compte qu’’il faut changer les conceptions en Afrique : « c’est ma femme, je fais ce que je veux avec ». La femme en général ne va pas quitter le foyer car elle a peur de n’avoir aucun moyen. Mais quand il y a un problème, je lui conseille toujours de partir, car il y aura toujours quelqu’un qui pourra l’aider. La casse et les pillages de la guerre, ça n’avantage personne.

Les excisions sont très répandues mais les sensibilisations auprès des chefs de village se généralisent. L’autre jour, une fille de 13 ans est venue me voir pour me dire que son tuteur l’avait violée. Cet homme était son oncle, et a été condamné à 5 ans de prison pour avoir violé la nièce de sa femme. L’enfant a été retiré de la maison.

Assistant social, une vocation ? Personnellement j’ai toujours aspiré à faire le bien. J’ai toujours eu un besoin de justice, j’ai toujours su que je voulais aider les autres et défendre cet idéal. Je suis devenu fonctionnaire et j’ai fait deux concours. Les femmes ont-elles-mêmes besoin qu’on leur explique qu’elles ont des droits.

Après la crise, certains sont restés, d’autres sont rentrés ou partis. La France n’intervenait pas directement sur le terrain, officiellement c’est l’armée locale qui sécurisait le terrain. Les infrastructures fonctionnaient. Mais la zone était considérée comme rebelle donc l’électricité a été coupée. Il y avait des enfants séparés ou non accompagnés (OEV, orphelins enfants vulnérables) qui ont été pris en photo pour être retrouvés par des parents. Il y avait souvent des enfants qui ont suivi un groupe de déplacés et qui du coup n’ont pas retrouvé leur famille.

Perception de l’homosexualité en Côte d’Ivoire ? Il y a des valeurs africaines et des choses peuvent se heurter à nos valeurs sociales. L’homosexualité découle de la culture européenne et va à l’encontre de certaines valeurs africaines. Je n’ai personnellement pas été confronté à ces problèmes-là.

J’ai fait beaucoup de médiations avec les couples. Une fille de 15 ans n’a pas fini de grandir. Quand je veux faire comprendre à un homme qu’une femme on doit la respecter, c’est difficile. Je leur dit « Pourquoi tu ne respectes pas ta femme comme ton portable ? Ton portable tu fais attention de pas le casser». Avant quand on donnait une femme à marier, le père donnait la chicotte (le fouet) au mari pour l’éduquer. Je dis aussi à l’homme que quand il insulte sa femme devant des gens, il l’humilie elle et il s’humilie avec elle, parce que quand les gens pensent à elle, ils pensent à lui aussi. Je leur demande : Si on viole ta mère, tu réagis comment ? Les hommes répondent, « ma mère on ne peut pas la violer ! ».  Comme ça ils comprennent la gravité du problème, parce qu’une fille violée sera aussi la mère de quelqu’un. On est tous exposés au viol, même les hommes.


« Pour parvenir à la réconciliation, il faut d’abord le développement »

Loi Robert – 39 ans – Président de la jeunesse de Dompleu depuis 6 ans

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C’est en septembre 2002 que la crise a touché Dompleu. La guerre est arrivée ici en 2013. Le premier incident, ça a été les pannes de courants à cause des fils électriques saccagés. Puis il y a eu des pillages de cases et d’églises. Aujourd’hui, c’est comme avant la guerre. Grâce aux français. La force Licorne a apporté des vivres et des biscuits aux populations, tous les enfants peuvent en témoigner. Ce qui a changé dans les comportements, c’est l’obéissance des jeunes. Avec la rébellion, beaucoup de jeunes se sont détachés de leurs anciens et ont cherché une autre voie. Ils vendent sans complexe la terre de leurs ancêtres à des étrangers Maliens ou Burkinabés. Depuis la crise, on supporte plus difficilement les étrangers, qui profitent de la crise pour racheter les terres. La consommation de drogue a aussi énormément augmenté. Malgré tout, on est une grande famille. On essaye d’intégrer les étrangers dans la vie du village, au même titre que les habitants du quartier.

Pour parvenir à la réconciliation, il faut d’abord le développement. Ouattara a été élu par le peuple ivoirien, légalement. Il  ne nous déçoit pas car contrairement à ce qu’on pensait il tient ses promesses. Tout ce qu’il dit est vrai. J’ai moi-même pris des initiatives pour la réconciliation. Avec le 5ème adjoint de Man, nous avons organisé un tournoi de Maracana (NB football local) sur le petit terrain devant la mosquée. C’était important de le rendre officiel. Les autorités se sont déplacées et on a acheté des coupes.


« La France a été notre colonisateur et aujourd’hui elle ne veut pas nous lâcher, elle s’impose toujours. »

Gouen Jonas – 45 ans – Planteur, diplômé agent de santé

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La crise a commencé à Bouaké et à Korhogo. Robert Guéï est mort (NB Président CI de décembre  1999 à octobre 2000, assassiné le 19 septembre 2002). On ne pensait pas que ça allait arriver jusqu’ici. On pleurait sa mort. Le 28 novembre 2002, il y a eu des détonations d’armes, j’étais dans les plantations. Quand je suis arrivé au village j’ai vu les gens qui fuyaient. Comme j’étais président des jeunes, j’ai ordonné de mettre de l’eau dans les fossés pour abreuver les fuyards. Les rebelles (du Libéria) ont attaqué Man et sont entrés dans le village. On a été forcé de les nourrir.  Tu as de l’argent mais le boutiquier a fui donc tu ne peux pas t’approvisionner et tu ne peux pas aller aux champs car ils sont en brousse. Les rebelles sont restés longtemps. Jusqu’à l’arrivée des français. Tout se passait à Abidjan, mais Man était oublié de tous.

A l’époque, j’étais président des jeunes et aussi représentant des jeunes  du FPI du village. Je suis allé me cacher dans la brousse pendant deux-trois mois car on me recherchait. La nuit, je venais voir ma mère au village. Quand je les entendais arriver, je m’éclipsais. C’était facile car ils ne connaissaient pas les campements, ils étaient étrangers. Je connaissais tellement la brousse ; c’était pour avoir la vie sauve.

Le grand fils de mon frère a été abattu par les rebelles à coups de balles. J’ai quitté ma cachette pour aller récupérer son corps. Après avoir négocié avec eux, j’ai pu l’amener du grand hôtel jusqu’ici en charrette. Les rebelles m’ont même demandé pardon. Il a été tué pour une histoire de chaussures volées. C’était le fils unique de mon grand frère. Moi, j’ai de la chance, j’ai 8 enfants, 7 filles et un garçon. Dieu est en Afrique, voilà pourquoi je suis là.

Ce n’est pas fini. Ça finira jamais. Ça restera à jamais gravé dans ma mémoire. La France avait dit que ça serait fini mais elle a soutenu l’autre côté, pas le mien. Les Français n’ont pas joué franc jeu. Les urnes n’ont pas été construites ensembles, en tant que représentant du FPI je me faisais sermonner. Ce que vous avez vu à la télé, ce n’est pas la réalité. La France a été notre colonisateur et aujourd’hui elle ne veut pas nous lâcher, elle s’impose toujours. Dès qu’il y a un souci, ils arrivent : parce que ce sont nos colonisateurs. On copie la France mais ça ne marche pas. Ici, il y a des fusils et des machettes. Je le dis haut et fort, je ne suis pas content de la France.

Si seulement nous et vous, on peut changer les choses, ça va me plaire. Il faut en finir avec le protocole de Felix Houphouët-Boigny, il y a toujours une dépendance vis à bis de la France. Si toi et moi avons lutté, qu’on lève clairement le bras du gagnant. Ici, quand il y a des élections, le résultat prend des années à être publié et au final ce n’est pas celui dont tout le monde chante le nom qui gagne les élections.

Il faut faire respecter la liberté d’expression comme en France. Nous, quand on parle, le FPI, on nous envoie à la Haye. Moi-même, je ne sais pas ce qui m’attend mais je dirai toujours la vérité.

Mes espoirs ? Abidjan devient lumineuse. Je vois que des jeunes gens quittent leurs parents pour venir nous voir. C’est comme à l’hôpital où la mort et les nouveaux nés se côtoient. Il y a toujours du bien et du mal.

Je suis encore au FPI, autre part on ne me fera pas confiance. J’aime ce parti, je me suis fait enfermer pour lui. Il n’y a plus de conflits en tant que tels dans le village, la cohésion sociale est forte. Mais la médisance et les calomnies ne finissent pas : ça ne finira jamais.


« Le futur de la Côte d’Ivoire c’est nous : nous qui savons ce qui ce passe, nous qui nous taisons, nous qui attendons le moment opportun pour agir. »

Olivier Blon – 33 ans – gestionnaire d’établissement scolaire.

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La crise en Côte d’Ivoire, je l’ai vécue de deux endroits. D’abord d’Abidjan, foyer de beaucoup de tensions après le vote en 2010. J’étais plus proche de Gbagbo au départ. J’ai été obligé de déménager pendant la crise. Vu ce qu’il s’était passé à Man, la maison de mon père avait été brulée de fond en comble (en 2010). Car mon père était directeur de la campagne de Gbagbo à Man : ça a frustré les rebelles. Man était une zone rebelle. Donc mon père a été victime de tout ça ; le collège Blon construit par mon père a été pillé. On a été obligé de prendre un appartement de manière anonyme. Chaque maman a pris ses enfants. Le vieux [NB : son père] personne ciblée, a pris un autre appartement. Il venait rendre visite à ses femmes mais il devait faire attention quand trop de gens trainaient autour. Un de mes frères et les  gouvernantes étaient restés dans la maison.

Le 11 Avril 2011, jour où ils ont emprisonné l’ancien président, les rebelles sont venus piller la maison du vieux. Les élections ont eu lien en décembre-janvier et après 4 mois de flottement. Le vieux disait : « Je préfère qu’on rie de nos peurs plutôt qu’on pleure de nos négligences ». Donc il est parti et le lendemain ils sont venus piller. Mon père était vachement recherché. Notre quartier était rempli de personnalités politiques. Nous mêmes les enfants on était recherchés.

J’aime pas être un fils de riche, je suis toujours avec la masse, donc c’est moi qui informe. Les militaires me demandaient des renseignements : vous ne connaissez pas la famille Blon ? Ils sont partis où ? Je répondais : ils sont partis. Les biens du vieux ont été gelés. Il avait gagné les élections mais ils lui ont volé sa victoire ; le nouveau pouvoir qui organisait les élections, ils ont triché de manière flagrante. Tous les gars étaient corrompus, un flagrant délit de tricherie.

Le vieux a fait un recours à la cour suprême. Le procureur a dit : « j’ai vu le bienfondé de ton recours, mais si on s’en occupe ça va créer des problèmes, prends sur toi ». Le taux de participation n’était pas élevé. Du coup le vieux est simple député. C’est la personne la plus célèbre dans la région : on doit passer par lui pour avoir quelque chose. La plupart des gens qui votent pour la région, ce sont des gens des villages, autochtones, et dans les villages le vieux a plus d’impact. Et les gens qui ont pillé la maison, ce sont des gens de la ville. La ville est constituée en grande partie d’étrangers, peuls, guinéens. Alassane Ouattara c’est le candidat des étrangers. Pour comprendre la situation ivoirienne, il y a des gens qui se taisent et il y a des gens qui parlent : la grande masse se tait.

Etes-vous engagé politiquement ?

Pas l’envie. J’ai des enfants petits donc je me concentre sur les affaires. Le gouvernement en place a pris le pouvoir par la force. Les deux partis disent qu’ils ont gagné. Pour savoir qui est fautif des autres, il faut savoir qui a gagné.

Sarkozy s’est permis d’engager la France dans ces actions pour ses intérêts personnels. Mais Sarkozy c ‘est pas les français ; le président français c’est pas les français. Ses intérêts, c’est l’argent. La base de la crise ivoirienne, c’est le cacao. Le fils de Dominique Ouattara [NB : épouse d’Alassane Ouattara], il est représentant de la plus grosse exploitation de cacao d’Afrique de l’Ouest. Ce monsieur a créé une pénurie pour faire une crise en Côte d’ivoire en 2002. La production passait par le Ghana. Le cacao qui sortait d’Abidjan sortait maintenant par les pays frontaliers. Donc les autres pays s’enrichissaient avec les droits de douane. C’est le fils de Ouattara qui jugulait ça. Les Accords de Marcoussis ont fait asseoir le gouvernement, l’opposition. Si on avait mis un autre gouvernement au même niveau que les rebelles ils n’auraient pas accepté. Le sentiment général de la population : c’était le boycott. 25% de la population seulement se sont fait recenser : 75% de la population a continué le boycott.

Ouattara : tout ce qu’il fait n’est pas mal, mais il a été mis au pouvoir de manière illégale.

Ce qu’il faut faire c’est des conciliations. Mais le problème c’est qu’il y a des jugements d’un coté et pas de jugements de l’autre. Quand on couvre on est complice. Au départ on disait « justice ! justice ! justice ! », mais maintenant on voit que quand le gouvernement dit quelque chose c’est de la démagogie ; on voudrait trouver une autre alternative. Hollande a demandé qu’on libère le reste des pro-Gbagbo qui restent en prison ; dans le but d’une conciliation ça serait mieux de faire une loi d’amnistie qui facilite la réconciliation. Ouattara a dit ok ça marche, sur le papier oui, mais en fait les gars sont encore en prison. L’administration a fini son travail mais le reste c’est politique.

Ce que je dis là je ne pourrais pas le dire dehors c’est pourquoi je parle bas. Si vous le mettez en ligne, vous pouvez mais ça sera censuré. Ce n’est pas dangereux pour moi.

Ce qui choque et ce qui frustre, ce sont les changements de nationalité en masse. Beaucoup d’étrangers sont venus en Côte d’Ivoire car la politique de Houphouët c’était : « l’Ivoirien est hospitalier ». Il a créé avec sa politique une certaine envie dans les autres pays ; ils ont beaucoup jalousé. Les gens ont voulu émigrer en Côte d’Ivoire. Des gens par exemple qui sont arrivés en 89, s’immiscent dans les débats, dans les partis politiques, même si ils ne sont pas Ivoiriens. Ces gens ne devraient pas forcement partir mais arrêter de se mêler des affaires politiques. Ils font du zèle violent, du zèle inutile.

Tous ne sont pas des étrangers : il ne faut pas faire l’amalgame entre étranger, musulman… Il y a des gens qui sont pour Gbagbo qui sont musulmans, comme Coulibaly, deuxième autorité de l’Etat. Il y a 76 ethnies en Côte d’Ivoire. C’est la diversité des ethnies qui a permis d’éviter une guerre civile en Côte d’Ivoire. D’après Machiavel c’est plus difficile de conquérir un royaume où il y a une seule et même espèce. En tant qu’administrateur il faut être un peu manipulateur ; la maladie des hommes c’est de manipuler. La gestion que je fais c’est de l’administration.

Le futur de la Côte d’Ivoire c’est nous, qui savons ce qui ce passe, qui nous taisons, qui attendons le moment opportun pour agir. Si on a un devoir à restaurer on est obligé d’attendre. C’est frustrant pour un intellectuel, ce qui se passe. Quand je vais parler ? Quand quelqu’un dit qu’il va te lapider, regarde son pied, il a mis son pied sur un caillou : il a pris ses dispositions. Il ne faut pas confondre téméraire et courageux. Le courageux frise le résultat, le téméraire frise la folie. Quand il y a des débats, des discussions, on essaie de rétablir la vérité. En ce moment la donne n’est pas bonne, il faut pas se mentir.

Rôle particulier de la part de la France ?

Se racheter. Pas des excuses : ce sont  que des paroles. Remettre à leur place tous les français qui se sont immiscés dans cette histoire. Sarkozy n’avait pas le droit de semer le chienlit n’importe où. Il n’aurait pas du intervenir en Côte d’ivoire. A un moment de l’histoire ça va sortir. Le voisin du président c’est ambassadeur de France qui défend les intérêts de la France. Les rebelles ont encerclé sa maison.

C’était le même problème en 2004  à Bouaké : l’armée française a éliminé l’aviation ivoirienne, sans préavis, sans demander qui a fait quoi. La Population s’est immiscée au milieu : autour de l’hôtel ivoire.

Les français créent des Etats de non droit et après ils nous traitent de sauvages.

Mon père a la main sur le cœur, il a fait vivre la ville de Man. En le détruisant, ils ont détruit la ville de Man. On n’a pas besoin d’aide de l’Europe économiquement, juste qu’on nous fiche la paix. En Afrique c’est bon on est tous allés à l’école, on peut se débrouiller. Dompleu est une zone proche d’Alassane. Un des deux partis qui est sorti du rassemblement des houphouëtistes, c’est le parti du général Guéï Robert ; c’est mon père et le général qui ont créé le parti.

Man est le grenier de la Côte d’Ivoire, c’est la région qui produit le plus de cacao et de café. Les rebelles sont arrivés à Man mais ça ne veut pas dire que tout le monde était rebelle. Avec la Guinée, on partage la même montagne. La zone très riche entre les montagnes, les minerais. C’est une zone stratégique économiquement. Cette zone-là a nourri la rébellion. Les pillages dans la région de Man ont été faits par les rebelles. Les rebelles faisaient l’administration de Man : ils faisaient les impôts etc… ils ont cloné l’Etat. C’est pour ça que les villageois fuyaient en brousse. Il y avait des exactions. Tirer, tirer, combattre. En période d’accalmie il faut gérer les civils et là il y a les problèmes, les viols, les exactions.

Alassane fait des belles routes et des beaux monuments. Bon axe de développement, mais politiquement c’est un vrai dictateur et le comble c’est qu’il a un visage d’ange. Je ne le connais pas personnellement mais j’ai remarqué qu’il est très mal entouré. Les meilleurs postes vont pour le nord, rien d’autre. Le combat sera intellectuel.

2 réflexions sur “Récits et portraits: les ivoiriens pendant la crise

  1. Article très interessant, bien que je ne sois pas d’accord avec certaines idées. Lire le vécu des gens pendant cette crise est très enrichissant et me rend triste de tout ce gâchis
    Votre article a même permis que je sache ce qu’un ami d’université a vécu (Olivier Blon)

    Merci à vous

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